C’était il y a longtemps… 11 janvier 1995, 07h00. Sur la piste de l'aérodrome militaire de Dijon, un Transall ventru se silhouette dans l'obscurité, hélices immobiles, groupe turbo-générateur hurlant dans un vent de nord-ouest épouvantable. Par la rampe arrière abaissée sur le tarmac, l’avion nous avale –tout un groupe de cadres Education Nationale. Choc culturel, le gros cargo ça fait plus vrai, plus authentique. Sanglé dans le cockpit pour le décollage, j'observe le roulage et la concentration, déjà, du chef de bord. Il conduit le monstre de la main gauche, à l'aide d'un volant miniature placé sur la paroi de l'habitacle, et qui achemine la roulette de nez le long des bandes blanches du taxiway, comme un caddie sur un green, souple et velouté. Bientôt l'avion s'arrache, ça monte très vite, on perce la couche, enfin le soleil. Cap 180, destination, Salon-de-Provence. Confort spartiate En soute, ce n’est pas vraiment la Classe Affaires : sièges de toile rouge, en vis-à-vis le long des parois, dos à dos au milieu ; quelques brancards s'étagent à flanc de fuselage. De moquettes, point. La carlingue est tapissée de carrés de toile beige plastifiée, 40 par 40, assemblés les uns aux autres par de simples attaches velcro. Dessous, la coque et la câblerie électrique. Il fait frais. Le bruit est intense et rassurant, dehors les grandes hélices brassent paisiblement le mistral à 450 à l'heure dans le soleil matinal, sûrement beaucoup plus en vitesse-sol. Dernier virage au-dessus des collines rocheuses, dans la garrigue autour de Salon. Le canal du Midi, opalisé par les rafales de vent. Le Mistral nous secoue, mais il est pratiquement dans l'axe en finale. Atterrissage impeccable, patoum, inversion du pas, vraoum, tout le monde dans le pare-brise.Taxiway. Rangés comme des fourmis devant les hangars, une kyrielle d'avions bas aux dérives vermillon en V, les Fougas d'entraînement de la base. Le général Dumaz, commandant de l'Ecole de l'Air, entre en scène dans l'immense amphithéâtre, bousculant quelque peu l'image mentale qu’on peut se faire d’un officier supérieur. La cinquantaine en forme, il s'exprime avec une concision et une clarté impressionnantes. Il nous présente l'école, ses caractéristiques de carrière, pré-requis, filières, programmes et atmosphère générale. Son intervention permet d'anticiper sur les différents points forts de la journée. Suit un film descriptif de la vie de l'école, où transparaît l'importance du cérémonial, notamment lors du rite de passage que l'on appelle la Remise des Poignards, vécu par les jeunes élèves sous le ciel nocturne de Salon. Le symbole de l'arme aérienne est ainsi transmis d'une promotion à l'autre par les aînés, représentés sur le blason de l'école par un aigle adulte confiant une dague à ses trois aiglons. Illusion d'optique 11h30. Un Cap 231 s'élance et monte d'un coup face à la bourrasque pour une démonstration de voltige. L'officier présentateur commente les évolutions, impassible, à travers les haut-parleurs, mais garde le meilleur pour le coup de grâce: là-haut, c'est une femme qui est en train de réaliser cette série de ruades, où l'avion passe l'empennage par-dessus le cockpit en une cabriole avant plusieurs fois répétée ! En sorte que le programme suivant –tonneaux, boucles, passage aux grandes incidences, figures volets et trains sortis– exécuté sur Alphajet avec une rigueur impeccable mais par un officier masculin, ne sera pas salué avec l'intensité qu’il mérite. Le sergent-chef Sylvie Breton débarque de son pur-sang gris et rouge sous les acclamations du public. Très vite elle est entourée, signe des autographes –elle est championne de France 1990, médaille de bronze des championnats d'Europe 93. Elle a la modestie du talent extrême. Ces ruades avant ? C'est une illusion d'optique. En fait, il s'agit d'un décrochage dynamique, on part en piqué avec l'empennage qui passe par-dessus, et on “gère le décrochage”, on rattrape l'avion et on recommence. “Pourquoi est-ce que je reste dans l'armée pour faire de la voltige ? D'abord je suis dans l'armée. C'était un choix initial. Ensuite, l'armée est le meilleur sponsor qui soit. La plupart des pilotes du circuit professionnel sont obligés de consacrer une partie importante de leur temps à la recherche de financement, moi je n'ai qu'à m'entraîner. L'équipe de voltige de l'Armée de l'Air vole sur des bases militaires, où il n'y a pas de riverains susceptibles de se plaindre du bruit que nous faisons. Enfin je fais les heures de vol que je veux, avec un avion parfaitement sûr parce qu'il est vérifié, moteur et structure, après chaque sortie, par des mécaniciens hautement qualifiés.” “Il faut savoir’, poursuit-elle, “qu'un avion de voltige est soumis à de très fortes contraintes structurelles. On a pris des films au ralenti, lors de tonneaux déclenchés par exemple. Quand on braque l'aileron, qui fait pratiquement la longueur de l'aile, on voit nettement l'aile qui part en torsion, et ce n'est qu'après une fraction de seconde que le fuselage et le reste de l'avion roulent à leur tour. Donc toute la cellule –qui est en bois– est vrillée à chaque manoeuvre. C'est pour cela que vous voyez ces trappes de visite partout. Elles permettent, en vérifiant des témoins fixes, de voir si les longerons ont bougé, s'il y a des criques dans le bois.” Provocation 12h30. La salle du mess est pleine d'enseignants en provenance de toutes les académies de France et de Navarre. A notre table, un colonel. Guerre du Golfe mise à part, il est d'une génération –la mienne– qui n'a pas connu le feu. Cet homme supérieurement entraîné et indispensable illustre ce paradoxe attribué je crois à Kennedy, qu'il faut être prêt à faire la guerre pour avoir la paix. Questionné, il explique qu'en Irak, à regret, il n'a pas volé en mission de combat, mais a joué son rôle en dirigeant des sorties à partir d'un P.C. d'Opérations au sol. Provocation d'un professeur de mathématiques : “Vous laissez donc voler les jeunes pilotes sur l'objectif en restant à l’arrière…”. Toujours aimable, modeste et didactique (son discours est ici simplifié), l'officier réplique que les pilotes de l'Armée de l'Air sont en formation permanente, que ce sont des gens qui terminent leur carrière avec Bac + 10, nourris de stratégies conventionnelles et nucléaires de dimension planétaire, ingénieurs de haut niveau sur des systèmes d'armes extrêmement sophistiqués lancés à Mach 2. “Perdre un élément de cette trempe à 21 ou 22 ans, c'est déjà grave, cela coûte très cher, mais risquer d'en perdre un à 40 ou 50 ans, avec l'expérience et les connais- sances qu'il a accumulées, ce n'est pas seulement coûteux c'est imbécile.” 14h00. Dans les rafales de vent, visite des avions sur le parking, où sont alignés face à face une quinzaine d'appareils de tous types, jets, turboprops, avions d'école ou chasseurs. Devant chaque avion, un officier-pilote en tenue de combat et lunettes noires présente son système d'armes aux intéressés. Le Tucano est particulièrement beau. De fabrication brésilienne sur définition française, c'est le prochain biplace d'entraînement actuellement en procédure de test à Salon, destiné à remplacer le Fouga Magister. Magnifique avion rouge et blanc, avec sa grande hélice tripale, sa bulle de plexiglas biplace en tandem, son mufle agressif et son dos de guépard, mélange raffiné d'élégance et de puissance, il ne sera opérationnel pour tous les pilotes que dans le courant de l'année. Il est toujours étonnant de voir un avion à hélice donner une plus grande impression de modernité qu'un jet, et c'est vrai qu'à côté le Fouga fait vieux, on comprend l'impatience des jeunes pilotes. Andains Les autres bêtes sont pourtant beaucoup plus agressives : un Alphajet aux couleurs de la Patrouille de France, des Mirages de tous types. Devant l'un d'eux, un jeune officier immense, en treillis kaki, 1,95m de modestie et de compétence aérienne. Sous le nez de l'avion, une sorte de prisme triangulaire, de dièdre horizontal. Un instrument optique ? Le pilote confirme que la mission de l'appareil est la photographie aérienne, et qu'avec la caméra embarquée et ce système de prisme, on peut filmer selon un "cône" de 180° d'ouverture sous l'avion. Avec un repérage de route précis, les Mirages patrouillent de telle sorte que chaque bande analysée par un avion est largement recouverte par l'avion qui traite la bande parallèle, et ainsi de suite en andains successifs, en sorte que rien n'échappe au ratissage. Le pilote a participé la semaine précédente à une mission de reconnaissance sur la Bosnie. Convoyage de l'avion avec ravitaillement en vol jusqu'à une base au nord de l'Italie, puis rotations sur le volcan yougoslave. Ces gens vivent dans le réel ce que nous voyons édulcoré, transformé en feuilleton par le petit écran et la tête de premier de la classe de PPDA. Sensations du chasseur Il y a foule dans les gymnases. A cause de la force du vent les jeunes pilotes ne sont pas autorisés à voler, et s'occupent en faisant du sport. Hand-ball, volley-ball. Salle de musculation imposante, avec des appareils flambant neuf. Salle aussi d'escrime. Pourquoi ce sport en particulier? L'escrime reproduit assez bien les sensations du chasseur, explique l'officier responsable des sports. Elle met en jeu des réflexes, des prises de risque et de décision rapides pour s'assurer la touche cruciale. C'est aussi un contact avec l'adversaire dans un espace, et tous les pilotes de chasse assurent que c'est très proche des sensations du combat aérien. Boule de Suif Vol retour. Derrière le hublot, le soleil plonge sous l'aile gauche de l'avion, les hélices se fraient une route plein nord dans le Mistral qui souffle toujours aussi fort. Les équipages se sont relayés pour permettre à des pilotes plus âgés de faire leurs heures. Le chef de bord qui pilotait au départ de Dijon le matin, grand jeune homme un peu dégingandé, l'air rêveur maintenant qu'il n'est plus aux commandes– s'installe à nos côtés avec le désir manifeste de n'être pas dérangé. Il se met à lire –Boule de Suif!– tandis qu'un collègue et moi-même entreprenons son camarade : “La mission essentielle des transports militaires,” nous explique-t-il, “c'est l'humanitaire et le sanitaire. Mais, paradoxalement ce sont les transports militaires qui en ce moment vont le plus au feu, par rapport à la chasse ou aux escadrilles de bombardement, par exemple, que l'on maintient soigneusement hors de portée des zones de combat, pour éviter toute provocation militaire ou politique. A l'inverse, donc, les missions humanitaires ou sanitaires impliquent un contact intime avec toutes les zones les plus instables : Afrique, Yougoslavie. Les Transalls se posent à basse vitesse sur des terrains le plus souvent difficiles d'accès, couverts par les tirs croisés de factions rivales.” “Mais ça vous plaît, non ?” “Oui ça nous plaît, l'adrénaline monte, c'est intense, on se concentre sur le vol, sur les manoeuvres d'approche, sur les zones d'où proviennent les tirs, etc. Et puis ensuite, c'est le retour, tout se calme…” il montre les brancards à flanc de paroi, qui doivent servir de couchettes les soirs de missions mouvementées, durant les longues heures de vol retour. L'avion descend, atterrissage de nuit sur Dijon : l'obscurité et les lumières des cadrans et de la piste déconnectent le réel, c'est Flight Simulator. Le vent plein travers gauche gêne le pilote qui jusqu'au dernier moment n'est pas tout à fait sur l'axe. Décrabage dans le silence relatif des turbines au ralenti. Patoum, on roule, vraoum, on freine. Welcome to Dijon airport, la température extérieure est fraîche fraîche. Deux séries de réflexions à la suite de cette journée intense. D'abord la communication a été bien faite. J'ai été convaincu de la validité du débouché que constitue l'Ecole de l'Air pour des jeunes gens rigoureux et sportifs, de haut niveau intellectuel. En d'autres termes je suis devenu prescripteur potentiel des filières de l'Armée de l'Air, ce qui à l’évidence était le but de l'opération. Par ailleurs, si intellectuellement je suis sorti depuis longtemps des discours pacifistes qui ont marqué ma jeunesse, je n'avais jusqu'à présent pour référence sur l'armée que des clichés un peu simplistes. Mon regard sur le monde militaire s'est donc nuancé. Et concernant l'arme aérienne, je trouve rassurant de voir qu'elle est portée par des gens d'un tel niveau, sans cesse maintenus au mieux de leurs capacités intellectuelles et physiques, avec ce mélange de sérénité et de compétence armée. Bernard Moro